Triptych: The Last
Supper
–3/3 by OtGO 2020–2022, acryl
on
canvas 215 x 300 cm
Maryna Magnin
Savoie, France – Octobre
2022
OtGO: Triptych The
Last Supper
-- The text in German --
-- The text in English --
S’il
y a, à mon humble avis, un mot qui pourrait décrire le travail de
l’artiste OtGO, cela serait le mot magicien. Il a en effet l’incroyable
faculté de rendre ses toiles vivantes. Il leur donne naissance en les
créant puis les laisse grandir et s’intensifier sous les yeux de celui
ou celle qui les contemple. Peu à peu, celles-ci prennent vie et
s’animent. Elles sortent de leur cadre, se déversent et envahissent la
pièce, laissant derrière elle un parfum à la fois doux, amer et
énigmatique. Le Triptych : The Last Supper en est un parfait exemple.
Il faut d’abord commencer par regarder les toiles de loin tout en
s’imprégnant d’elles. Bientôt, nous aurons l’impression d’assister à
une fête endiablée ou bien un carnaval particulièrement coloré. La
pieuvre géante, comme animée par un bon nombre de danseurs, se meut
lentement, avec grâce et légèreté. Si l’on tend l’oreille et que l’on
plonge dans cet univers, il est possible d’entendre de la musique : du
jazz, quelques notes de piano, mais également des sons de percussions.
Puis, ce sont des sifflements, des rires d’enfants et de passants et
enfin des applaudissements qui nous parviennent jusqu’aux oreilles.
Tout le monde est entraîné dans une valse enivrante, sans début ni fin.
Seule la joie et l’ivresse demeurent. Les couleurs chaudes comme le
jaune et le rouge contrastent avec le blanc, le bleu et le noir. Elles
nous sautent aux yeux et s’agrippent à notre visage ébahi. Et nous
voilà charmés, entraînés nous aussi dans cette douce atmosphère de fête
et de bonheur, le cœur battant. La chaleur se fait bientôt sentir, mais
qu’importe puisque l’ambiance est au rendez-vous.
Triptych: The Last Supper by OtGO | Inside the Studio:
Work in Progress | Photo by Anna Wyszomierska
Pourtant, il
suffit que l’on se rapproche du tableau, que l’on connecte nos petites
cellules grises, comme dirait un certain Hercule Poirot, pour que le
masque tombe et la réalité se dévoile. Le puzzle commence alors à se
mettre en place, un puzzle beaucoup plus sombre et beaucoup moins gai.
La musique change alors de tonalité et quelque chose se brise doucement
dans notre cœur, comme un éclat de verre. Impossible de le recoller.
Nous comprenons qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences, mais qu’il
va falloir plonger plus profondément dans ces toiles pour découvrir la
vérité. Les détails fusent de part et d’autre des peintures et nous
obligent à une longue contemplation pour trouver les réponses à nos
questions. Les sons des tambours et du piano sont rapidement remplacés
par le bruit des flammes. Les rires et les applaudissements par des
gémissements, des pleurs et des supplications. Le décor change
totalement : nous n’assistons plus à une fête ou à un carnaval coloré.
Après quelques minutes de contemplation, nous sommes passés du paradis
à l’enfer. L’atmosphère devient suffocante et nos yeux, paniqués,
luttent inlassablement pour trouver du positif, de la gaieté et du
bonheur. Les yeux rouge sang de la pieuvre coupent net cette tentative,
très probablement vouée à l’échec. Cette créature s’étend et prend une
place centrale dans les trois toiles. Dans The Last Supper 3 , la
créature ressemble à un monstre assoiffé de sang ou à un Terminator,
sans vie et sans pitié, qui n’a qu’un but : broyer et tuer. De ce fait,
les pleurs et les lamentations des humains ne l’inquiètent nullement et
ses puissants tentacules sont prêts à saisir ses proies. Cette pieuvre
devient alors le symbole idéal pour mettre en peinture le virus qui
s’est abattu sur nous et ses nombreuses conséquences.
Pour certains, la pieuvre incarne les esprits infernaux, voire l'enfer
lui-même. Tout comme le virus, la pieuvre est silencieuse, quelles que
soient les circonstances. Elle est l'exemple même de l'adaptation et sa
capacité à passer inaperçue est extraordinaire. Cette adaptation
fulgurante à son environnement passe souvent par le mimétisme et la
transformation. Telle une magicienne, la pieuvre change de couleur,
selon ses humeurs ou ses besoins, en se fondant dans le décor ou bien
va plus loin, en changeant de forme. De plus, son corps étant dépourvu
de squelette, elle est d'une grande flexibilité. Du point de vue de
l'humain, ces capacités impressionnent et terrifient. Il n'est donc pas
surprenant que ce soit exactement cette créature qui a été choisie pour
incarner aussi bien le monstrueux Kraken, forme concrète du mal absolu
caché au fond des eaux, que le virus dans les peintures d'OtGO.
Invisible et très contagieux, celui-ci a plongé la planète entière dans
le chaos, l'isolement et le deuil. Tout comme la pieuvre, le virus
s'est adapté, donnant naissance à des variantes qui continuent à
apparaître même à l'heure actuelle. Il n'a pas d'odeur, de couleur et
surtout aucun visage. Et ce qui ne peut être vu est craint depuis
toujours. L'inconnu, qu'il soit positif ou négatif, est terrifiant.
Nous n'avons aucune arme, aucune notice pour nous aider. Nous devons
sortir de notre zone de confort, réapprendre à vivre, et même parfois à
survivre en nous adaptant à notre nouvel environnement.
vue détaillée: The Last Supper
Pour
renforcer le symbolisme de la maladie, la tête du céphalopode est
remplie de crânes humains et de particules virales. Ces dernières
s’échappent, immenses ou en pluie fine, jusqu’à envahir la toile
entière. Finalement, ces petites taches qui ressemblaient de loin à des
lumières colorées ou à de joyeux confettis, sont en réalité les
représentants de cette mort silencieuse. Observée de loin, la tête de
la pieuvre elle-même devient un gigantesque crâne humain. Cet élément
n’est pas en fin de compte si étonnant puisque c’est l’Homme qui a créé
ou du moins qui a participé activement à la création de ce chaos.
vue détaillée: The Last Supper
Les
crânes humains sont partout. Ils traînent par terre, en tas ou
éparpillés, tristes représentants d’une vie humaine qui s’essouffle.
Les survivants, obligés à errer dans le noir, ne comprennent que trop
bien le sort qui leur est réservé. Rassemblés ensemble, les crânes nous
rappellent les temps anciens où, pour préserver les êtres encore en
vie, les corps contaminés par l’épidémie de peste ou de choléra,
étaient empilés puis brûlés ou enterrés rapidement. En continuant notre
minutieux travail d’observation, les toiles révèlent à nos yeux la
présence d’âmes humaines. Celles-ci, forcées à quitter leur corps et
leur existence terrestre, regardent tristement leurs restes avant de
cheminer lentement vers le néant.
vue détaillée: The Last Supper
L’épidémie
les a arrachées à la vie sans crier gare comme la foudre qui s’abat au
milieu d’un jour clair et paisible. Elles n’ont plus de visage, plus de
corps, plus de nom. Comme l’a très justement révélé Ernest Hemingway, «
nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins
de notre vie, il n'y a pas de signalisation ». Seule leur silhouette,
quasi-transparente, demeure encore un temps. Sont-ils des Hommes ou des
Femmes ? On ne saurait le dire Face au néant, rien de tout cela ne
subsiste.
vue détaillée: The Last Supper
Les
quelques humains encore en vie n’ont pas plus de chance. Certains
tentent malgré tout de fuir tout en protégeant leur corps avec leurs
mains. Une mère, son enfant dans les bras, lutte pour survivre.
D’autres femmes qui paraissent enceintes, essayent de sauver la vie qui
grandit en elles. Malheureusement, malgré le malaise qui se fait
ressentir, malgré les plaintes des suppliciés, nous ne pouvons les
sauver. Seul notre regard peut les effleurer. La présence de coups de
pinceaux orange sur le fond noir des toiles nous renvoie aux flammes et
à l’extrême chaleur. Très vite, s’installe en nous le sentiment d’être
dans un four ou bien une cheminée. Aucune porte de sortie à l’horizon,
pas la moindre petite échappatoire non plus.
Pourtant, parmi les êtres humains présents dans les toiles,
certains semblent moins souffrir que d’autres. Beaucoup plus grands et
enrobés, de manière presque surnaturelle, ils ne semblent guère se
préoccuper de ce qui se passe autour d’eux. Assis, couchés ou presque
en apesanteur, leur regard exprime l’indifférence la plus totale, voire
le mépris envers le sort réservé à leurs pairs qui crient, s’agitent et
finissent par mourir. Leur corps aux formes joufflues, parfois poussé
vers une extrême obésité, renvoie aux séries de peintures de Lucian
Freud et résonne comme un hommage au travail de l’artiste. D’ailleurs,
la pose de certains personnages est facilement reconnaissable et
renvoie directement aux tableaux de Freud : « Naked man, back view »
(1991-1992), « Naked portrait with reflection » (1980) ou encore «
Benefits Supervisor Sleeping II » (1995). Le corps de ces personnes
représente ici l’avidité, la cupidité, la soif de pouvoir et d’argent.
Il leur faut plus, toujours plus, car seul cela compte, seul cela les
obsède. D’où le fait qu’ils semblent ailleurs, complètement hors du
monde. Même s’ils sont bien vivants, leur humanité est perdue. Ils ne
sont plus que des coquilles vides, des êtres insensibles et isolés.
vue détaillée: The Last Supper
vue détaillée: The Last Supper
À force d’excès,
le genre humain a poussé sa propre existence à la destruction et à la
souffrance. Cela se voit très clairement dans les toiles d’OtGO. Seuls
les humains souffrent de la situation. Les singes, eux, festoient. La
présence de fourchettes, d’assiettes et de flûtes de champagne indique
clairement que cette situation, terrible pour le genre humain, est une
vraie bénédiction pour les animaux. Les tentacules de la pieuvre
deviennent des tables et rien ne vient troubler leur bonne humeur. Ils
lèvent leur verre, comme pour faire un toast, tout en narguant les
humains effrayés et affaiblis. Le contraste créé par OtGO entre les
deux situations est saisissant et pousse les spectateurs que nous
sommes à regarder la réalité en face. Nous devenons alors les témoins
de notre suicide collectif, car nos yeux ont effleuré les toiles.
Certains bipèdes, couronnés comme des rois, semblent diriger toute
cette petite fête. Quand certains voient leur coupe se lever, d’autres
voient leur tête tomber.
vue détaillée: The Last Supper
Plus
cruels que les primates fêtards, d’immenses gorilles rendent cette
scène encore plus violente en la transformant en un lieu de guerre et
de désolation : plus grands que les autres, organes génitaux démesurés
et fusil à la main, ils scrutent attentivement les quelques humains
encore vivants. Les apparences de ces derniers, complètent nus et
livrés à leur sort, nous renvoient aux horreurs que l’humanité s’est
affligée à elle-même et à la vie animale au cours de l’Histoire. Peints
sur fond rouge, halo au-dessus de leur tête, les tortionnaires semblent
revêtir un habit de sainteté en punissant les âmes criminelles. Tout
comme dans L’île des Esclaves de Pierre de Marivaux, les maîtres sont
devenus les esclaves et les esclaves, les nouveaux maîtres. Mais à la
différence du livre de Marivaux, aucun pardon n’est possible. Les
pulsions et la violence l’ont emporté sur la raison et la miséricorde.
vue détaillée: The Last Supper
Autre
élément important, présent dans les toiles : l’argent. D’ordinaire si
précieux pour l’Homme, il est ici amassé en énormes tas tout comme les
crânes et pratiquement oublié. Il n’est ici d’aucune utilité et est
abandonné, comme un futile morceau de plastique. Cet argent, fabriqué
par les Hommes, pour les Hommes, ne peut les sauver face à une menace
invisible et silencieuse. Illustrant à la perfection la déchéance de la
société de consommation qui glorifie et élève tout ce qui brille,
l’argent révèle ici son aspect sombre et apparaît honteusement
inefficace. Dans le chaos le plus total, lorsque la survie de
l’humanité est en jeu, il redevient dérisoire. Sa préciosité n’est
connue que des Hommes. Tout comme les billets de banque, réduits à leur
état originel de papier lors d’importants krachs boursiers, les pièces
d’or sont réduites à l’état de métal. Par vengeance ou peut-être par
raillerie, de petits singes rouges s’amusent à jeter des survivants
dans le tas d’or, leur donnant ainsi une amère leçon. Tel Midas,
condamné à voir tout ce qu’il touche se transformer en or, les Hommes
sont noyés dans cet or pour lequel ils étaient prêts à tous les
sacrifices.
vue détaillée: The Last Supper
En
regardant les trois toiles l’une après l’autre, une nouvelle impression
peut naître : celle d’avoir devant les yeux une seule et même toile,
peinte de profil puis de face. Les pieuvres, au centre des trois
peintures, sont alors une seule et même créature bien que la forme des
tentacules change entre les toiles. Cela s’explique toutefois par le
fait que les travaux d’OtGO représentent bien souvent l’idée de
mouvement. Pour réaliser ce travail titanesque, demandant une minutie
extrême, OtGO s’est servi des mêmes techniques que pour la réalisation
des Thangkas, ces petites peintures colorées représentant plusieurs
déités ou bouddhas. Ce travail, semblable à une méditation, demande une
grande concentration ainsi qu’un lâcher-prise total sur ce qui se passe
dans le monde extérieur.
Finalement, ce Triptych porte bien son nom. Ce souper peut être le
dernier, aussi bien pour le genre humain, que pour les singes attablés,
eux qui sont les symboles de l’origine des humains sur Terre. Dans un
monde qui se veut de plus en plus contrôlé, l’épisode du Corona virus
nous révèle que nous ne sommes les maîtres que de notre cœur. Voilà
notre héritage et l’objet de notre salut. La nature nous alarme, mais
nous restons silencieux, aveugles, muets. Après tout, il est impossible
de réveiller quelqu’un qui fait semblant de dormir. Mais qui sait,
l’espoir fait vivre.